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Un été avec Virginia Woolf : La chambre de Jacob. 2/2

Les traces de Jacob.

La chambre de Jacob raconte l’histoire d’un jeune homme, anglais, étudiant à Cambridge à partir de 1906, et qui meurt au cours de la Première Guerre mondiale. On fait sa connaissance alors qu’il est tout enfant ; sa mère est veuve et élève seule ses trois garçons. On le retrouve étudiant ; il a des amis ; rencontre des femmes ; fait un beau voyage en Grèce. Il est assez romanesque : il voudrait vivre un grand amour. Il ne réfléchit jamais très longtemps, car quand les choses prennent trop d’acuité, il a peur. Il se réfugie alors dans les livres. Puis il meurt. Rien n’est vraiment précisément raconté, mais tout est dit de sa vie.
Fauché en pleine jeunesse, il ne deviendra ni père de famille, ni directeur de banque, ni vieux, ni bedonnant. Il ne vivra pas les désillusions propres à la vie de chacun. Mais s’il avait vécu ? Quelle aurait été sa fécondité sur la terre ? Aurait-il brisé les barrières des conventions ?
On comprend que dans ce roman Virginia Woolf se questionne sur la vie, sur ce qu’on a à vivre, sur ce qui fait qu’elle est pleine et foisonnante, rassasiante. Jacob nait. Il vit. Il meurt. Que reste-t-il ? A la fin du livre, sa mère range l’appartement de son fils mort et trouve une paire de vieux souliers ; elle se demande quoi en faire. Est-ce la seule trace laissée par Jacob ?
Quand on a lu ce roman la première fois, on était très jeune. Il n’y avait pas d’alternative au choix de vie qu’on voulait faire : il fallait vivre pleinement et pour cela, vivre des moments très forts, prendre des risques, aller à l’extrême. Jamais de demi-mesures. Que du grand. Rencontrer Virginia Woolf à ce moment-là fut une expérience inoubliable car on comprenait, à tort ou à raison, on ne sait pas, n’ayant lu aucune biographie sur elle ni aucune analyse de son œuvre, qu’elle-même se posait cette question fondamentale : vivre, oui, mais pourquoi ? On avait relevé ce passage à l’époque, et il parle tout autant aujourd’hui : « Vieil habitant de Scarborough, Mr Dickens se tenait discrètement un peu en retrait, fumant sa pipe. Elle lui posait des questions, lui demandait le nom des gens, et par qui était tenu à présent le magasin de Mr Jones – parlait de la pluie et du beau temps – demandait si Mrs Dickens avait expérimenté ceci ou cela – et les mots tombaient de ses lèvres comme des miettes de biscuits secs ». Pour quelqu’un qui s’ennuyait profondément dans sa vie et avait peur de rater le coche de l’absolu, ces quelques lignes étaient comme un sésame pour tout envoyer paître. « Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? », fait-elle soupirer à un des personnages. Une deuxième fois il y a encore « pourquoi ? pourquoi ? » Tout au long du livre, les personnages ont envie de dire certains mots, et puis…. Non, ils n’osent pas. Alors, ils vont au théâtre, ils se réunissent, ils lisent des livres : « dans quel but ? de même pour les livres. Qu’est-ce que nous cherchons dans des millions de pages ? Sans cesse, toujours, avec espoir, nous tournons les feuillets ». Ils tuent le temps.
On est resté la première fois comme aujourd’hui, subjugué par la vision du monde de Virginia Woolf et la faculté qu’elle avait de le décrire tel qu’on le voit : par bribes, sans forcément de continuité, et avec une lucidité incroyable. Même si les personnages appartiennent à une classe sociale bien précise dans un pays bien précis à une époque bien précise et que tout ceci n’a rien à voir avec notre propre quotidien, ils nous ressemblent. Comme eux, on va, on vient, on passe d’une chose à l’autre ; parfois on parle et personne n’écoute car ils sont peu nombreux ceux qui savent que tout a de l’importance : « Mr Flanders ouvrit vivement la portière, sortit du compartiment les bagages de Mrs Norman, en disant ou plutôt en marmottant : « Permettez… », de l’air le plus timide du monde, et le plus embarrassé, vraiment ! « Qui donc est… », demanda la mère à son fils, qui l’attendait sur le quai ; mais comme il y avait beaucoup de monde, et que Jacob était déjà loin, elle ne termina pas sa phrase. Elle était arrivée à Cambridge, elle allait y passer le weekend ; on ne voyait dans cet endroit, le jour durant, que des jeunes gens dans les rues et autour des tables rondes ; aussi oublia-t-elle complètement son compagnon de voyage ; il disparut de son esprit, comme une épingle tordue, jetée par un enfant au fond d’un puisard, tourbillonne un instant dans l’eau et disparaît pour toujours ». Interchangeables, les gens.
Jacob a traversé la vie rapidement. Que reste-t-il ? C’est peut-être là le rôle de l’écrivain : créer des traces pour qu’il n’y ait plus jamais plus rien.


Commentaires

  • Je n'ai jamais lu virginia woolf mais ce que tu dis de ce live donne envie de le lire. Bon jeudi

  • Merci. Bonne lecture et bon week end.

  • Votre évocation de ce livre est subjuguante, vraiment! Des questions existentielles qui traversent les époques, et sont intemporelles. Nous sommes souvent assaillis de questions sans réponse, ou bien est-ce la vie qui se charge de nous donner quelques clés.... Belle journée

  • C'est notre chemin qui nous permet de répondre à des questions aussi importantes, surtout si nous savons cueillir au passages les indices qui nous sont donnés.
    Bon week end.

  • Quel bonheur quand vous parlez de Woolf! Je n'ai pas (encore) lu ce roman, un jour un jour...

  • Merci beaucoup. Je suis touchée par votre compliment, vous qui êtes une grande lectrice.
    Bon week end.

  • Votre billet est si vivant, cette vie qui contient le vide et la mort, qu'on se demande si après ça le roman ne va pas décevoir!
    Merci, bonne journée.

  • Virginia Woolf n'est jamais décevante : c'est toujours les sommets avec elle.
    Bon week end.

  • Une auteure qui m'impressionne je vais oser?
    Merci pour ce conseil

  • c'est un beau billet...très émouvant et qui donne à réfléchir merci à toi et Virginia

  • Surtout à Virginia !
    Bon week end.

  • Très beau billet en effet!
    Vous me confortez dans mon envie de la découvrir.,en commençant peut-être par Mrs Dalloway.
    Belle journée.

  • Bonne lecture. Je suis sûre que vous allez vous régaler. J'ai quasiment terminé Mrs Dalloway et je prépare un prochain billet, d'ici deux ou trois jours.

  • J'aime beaucoup ta dernière phrase... Je crois que ceux qui écrivent, sculptent, peignent, filment aujourd'hui sont des "Petit Poucet" qui laissent sur nos chemins des petits cailloux pour qu'on ne se perde pas tout à fait.
    Merci pour tes mots du matin.
    Passe une douce journée.

  • Quelle jolie image, le Petit Poucet....
    Bon week end.

  • Laisser des traces, je ne sais pas, mais se découvrir, se connaître oui, il me semble... Les lectures peuvent nous y aider aussi. Bises. brigitte

  • Je pense que quand on est vraiment écrivain, on veut laisser des traces. Quand on aime écrire mais qu'on en a pas fait l'unique sens de sa vie, l'écriture aide à cheminer et à se découvrir. Enfin, c'est une impression.
    Bon week end.

  • Oui, c'est peut-être là le rôle de l'écrivain.... laisser des traces ! Je suis entrain de lire la correspondance de V. Woolf et je me régale ! Bonne journée à toi.

  • ".......que tout a de l'importance"... tel votre billet si dense et qui danse... si si, merci.......

  • Merci pour ce beau partage, c'est à lire... Bise et bon jeudi tout doux!

  • et que chacun puisse y trouver sa voie ou du moins une façon d'espérer la trouver !

  • "La lecture de certains livres semble accomplir sur les sens une curieuse et invisible opération;il semble qu'on voit avec plus d'intensité après les avoir lus, que le monde a été dépouillé de son enveloppe ,doué d'une vie plus intense". Virginia Woolf Une chambre à soi page 165

    A vous lire ce soir il semblerait que La chambre de Jacob en soit un ....
    Merci pour ce partage d'une grande finesse
    Elisabeth.D

  • Oui, je crois que c'est cela. Merci pour la belle citation.
    Bon week end.

  • Merci pour ce partage merveilleux..

  • Merci à vous pour votre fidélité. Bon week end, le plus créatif possible.

  • Bonsoir ... Merci, tu m'as donné envie de la lire !!!
    Douce soirée, Bisous et Câlins aux Félins

  • Alors j'en suis ravie ! Les Félins disent merci : ils adorent les câlins.

  • Voilà certainement un livre que j'aurais adoré dans ma jeunesse. Mais actuellement, ce n'est pas le genre de lecture qu'il me faut. Je n'en suis plus à me poser de questions existentielles sur la vie. Elle est là, tout simplement, et d'autant plus précieuse que nous sommes tous à un fil de la perdre. Particulièrement touchée en ce moment, je n'aspire qu'à une chose, la préserver, avec son absurdité sans doute, sa banalité souvent, sa cruauté parfois, mais aussi pour tous ces petits bonheurs dont vous parlez si bien.

  • La mort rôde constamment chez Virginia Woolf, comme dans nos vies. C'était chez elle constamment cette balance entre le matin, porteur d'espoir, et le crépuscule, sombre. Le matin, inspiration. Le soir, expiration.
    Bon courage. Je vous embrasse.

  • "On est resté la première fois comme aujourd’hui, subjugué par la vision du monde de Virginia Woolf et la faculté qu’elle avait de le décrire tel qu’on le voit : par bribes, sans forcément de continuité, et avec une lucidité incroyable."
    Merci pour cette belle lecture au plus près de cette romancière géniale. Comme je viens de terminer son "Journal d'adolescence", où elle raconte leur voyage en Grèce en 1906, au retour duquel son frère Thoby est mort de la fièvre typhoïde, je n'ai pu m'empêcher de penser au frère perdu sous les traces de Jacob.

  • Jacob, sans aucun doute, évoque Thobie. J'ai quasiment terminé Mrs Dalloway et je ferai un prochain billet dans deux ou trois jours.
    Bon week end !

  • c'est bon de comparer vos commentaires du livre et les impressions que j'avais noté de mon côté lors de ma dernière lecture, j'aime bien qu'un lecteur soit touché par des choses différentes cela donne envie de relire un jour le livre juste pour voir si ....

  • C'est toujours épatant de constater que des milliers de livres différents puissent être écrits, et qu'un seul livre puisse être lu différemment des milliers de fois. Oui, épatant, et rassurant aussi.
    Bon week end.

  • Magnifique roman ; magnifique Woolf !

  • Je reste très attachée à ce roman. Je ne sais pas si c'est le meilleur de Virginia Woolf, mais c'est simplement le premier d'elle que j'ai lu.
    Bon week end.

  • Savoir que tout a de l'importance. Ce peut être une réponse pour Virginia sans cesse en quête de sens, au point d'y sombrer.

  • Vous avez sans doute raison : elle vivait constamment les questions.
    Merci de votre visite. Bon dimanche.

  • je ne connais pas ce roman mais je pense que je vais le chercher pour le lire après ta présentation. Merci.

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