Dans son bel ouvrage, L’art de bien vieillir, Anselm Grün conseille de se réconcilier avec son passé. C’est ce qu’on a fait ici, depuis bien longtemps, ne retenant des origines et de l’enfance que ce qui fut fécond et passeur de vie. Et heureusement : sinon, on serait peut-être passé à côté de tant de choses.
Ainsi, ces derniers temps, le souvenir de celui qui fut un homme tout autant qu’un père, est vif.
En traversant la Rade de Toulon, on se souvient plus près comment il racontait le sabordage de sa flotte ; oui, ils étaient siens tous les bateaux ; et, à chaque fois, pendant des années, il avait dit que c’était ainsi, que c’était ce qu’il fallait faire. Pas de discussion possible. Pas de compromissions. Enfant, on avait demandé : c’est quoi, une compromission ?
On se souvient que dans tout ce qu’il a raconté, il n’y avait jamais eu une once d’indécision. Détruire une flotte. Passer une frontière pour aller rejoindre un autre homme seul. Prendre le risque d’être arrêté. Etre arrêté. Etre torturé. Etre libéré. Poursuivre la route. Passer un détroit. Dormir par terre. Risquer sa vie. Se battre. Tuer, certainement.
On se souvient qu’il était fier de ne s’être pas trompé de camp. Et quand on s’agaçait de telles certitudes, il rappelait que sa jeunesse avait été marquée par le sceau de l’urgence. D'un air de défi, il demandait : "Et toi, c'est quoi ton urgence ?"
On se souvient de lui et de ses compagnons, alors qu’on navigue sur l’eau clapotante d’un jour de mistral en Méditerranée.
On se souvient de lui, un jour de 1970, alors qu’il pleurait comme un enfant et qu’on avait entouré ses épaules de ses jeunes bras et qu'on avait posé sa joue contre sa joue piquante : il avait fait la nuit et ne s'était pas encore rasé. Parce qu’il semblait inconsolable, on était allé chercher dans sa bibliothèque à lui un livre dont on lui avait lu le début. Cela avait accru ses larmes tout d’abord. Puis on l’avait aidé à les sécher en utilisant un grand mouchoir à carreaux qu’on avait sorti de sa poche. Et il avait souri parce qu’en dépit de la perte qu’il venait de subir, il avait été rassuré.
"Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur."
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, Plon, 1954
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