Après la publication de la note « S’aimer comme on est, imparfait », plusieurs d’entre vous m’ont demandé si je pouvais publier encore une fois le texte ci-après. Alors, le voilà. Je vous remercie tous pour votre fidélité.
Quand arrive une catastrophe dans une vie, on tombe, et c’est normal parce que c’est aussi dans le corps que les émotions se ressentent. Au moment d’un deuil, par exemple ou de l’une de ces morts quotidiennes que nous vivons tous, maladies, séparations, pertes d’emplois, injustices, on ressent comme un trou béant à l’intérieur de soi : tout s’est écroulé, pulvérisé par ce qui vient de se passer, ouvert aux quatre vents ; de même, l’espace autour de ce qui reste de notre corps est vide puisqu’il n’y a plus de main à tenir ni de joues à caresser ni même de voix à entendre ou de cadeau à faire, voire plus rien à faire, on se sent plus rien du tout. On est perdu dans un lieu obscur et on a beau tendre les bras devant soi, on n’arrive pas à toucher quoi que ce soit pour se repérer et on a beau ouvrir le plus grand possible les yeux, on ne voit rien que le noir.
Et puis, c’est la vie qui gagne, comme elle gagne toujours un jour ou l’autre. Le sang n’a pas cessé de circuler, ni le cœur de battre, ni la peau de ressentir et d’ailleurs, justement, on sent le vent à nouveau, on remarque qu’il est doux, presque chaud et même joueur avec quelques mèches de cheveux. C’est la mécanique de la vie. Il faudra du temps pour se relever car la catastrophe a rouillé et les membres et l’âme. Ce sera douloureux. On y arrivera. On y arrive. Toujours. Il faut persévérer. On persévère.
Après, on vit. Autrement. C’est une sorte de résurrection, diraient certains. On n’est plus le même. Rien n’est plus pareil. Certains lieux ou certaines choses n’ont plus le même goût ; peut-être même plus de goût. Mais il y a d’autres lieux, d’autres choses. Revient aussi ce qui a toujours été et sur lequel on s’est toujours appuyé : le risque de vivre pleinement qui, somme toute, est un magnifique paysage avec des creux et des bosses, des pleins et des vides, des déserts et des jungles, des petits chemins et de grandes avenues, des hivers rudes et des étés jouissifs, des plages de sable et de hautes falaises, des petits fossés où coassent des grenouilles et d’impressionnants abîmes vertigineux, des petits rus chantants et des torrents impétueux, des habitudes de toujours et de nouvelles façons de faire totalement imprévues, des arbres isolés au milieu d’un champ ou au bord d’un chemin et des grandes forêts merveilleuses où fleurissent des violettes, des rires et des larmes, des fleurs aussi et des fleurs et des fleurs dans les bois, dans des pots, dans des vases, Mozart qui ne fut jamais la proie du désespoir et Barbara et sa plus belle histoire d’amour et le temps qui ne se rattrape plus, et tous ces gens qui vont et viennent, ceux qu’on a connus, ceux qu’on connait, ceux qu’on connaîtra.
C’est le sens de la vie.
Regarder au-delà.
Au-delà de ce qu’on a perdu.
MEDITER / Phrases à méditer - Page 12
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Au-delà de ce qu’on a perdu.
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S’aimer comme on est : imparfait.
Durant l’été, et tout particulièrement cette semaine du 15 août, relire d’anciens Bonheurs du Jour : une note publiée le 1er octobre 2021, Pistes pour le mois d’octobre.
« S’aimer comme on est : imparfait.
Voici une piste difficile à suivre, comme celle qu’on a suivi ces derniers jours dans un massif forestier touffu. Elle était à peine visible car depuis fort longtemps sans doute aucun marcheur ne l’avait empruntée et que pour les chèvres seules elle était devenue familière. Pourtant, en regardant bien où on mettait les pieds, en n’hésitant pas à s’égarer en se dirigeant parfois trop à droite ou trop à gauche ou trop tout droit ce qui obligeait à revenir en arrière pour la retrouver, cette trace sinueuse et imparfaite, a mené à une belle clairière baignée de soleil où il fut bon de rester dans un calme d’oiseaux et de ramures chantants.
Ce chemin, il n’était « pas ». Pas droit, pas clair. Il était « trop ». Trop pentu, trop glissant, trop pierreux. Il n’était « pas assez ». Pas assez précis, pas assez lisible, pas assez large. On pouvait se demander si, tout compte fait, il se connaissait lui-même car comment cela pouvait-il se faire qu’un chemin n’en soit pas vraiment un puisqu’on ne voyait pas toujours vers où il voulait aller ? C’est quand on a accepté ce qu’il était, une trace, une ébauche de trace même, qu’on l’a mieux compris et qu’on l’a mieux suivi. D’ailleurs, après la clairière, allez savoir pourquoi, on pouvait le suivre sans le chercher pour monter au sommet et regarder l’horizon.
C’est peut-être ce que nous devons faire pour être nous-mêmes : ne pas être suffisamment précis quand on ne sait pas tout à fait encore qui on est ni où on va ni comment, ne pas s’astreindre à être sûr de soi, à être irréprochable, inaltérable, inoxydable, quelqu’un qui va bien droit devant, qui répond aux attentes, si fortes, trop fortes. Nous avons tous nos pierres qui ralentissent notre marche et qui nous font glisser, nos pentes qui nous essoufflent, nos indécisions pour savoir s’il faut faire comme çi ou comme ça, nos limites parce qu’on ne peut pas ou qu’on ne sait pas…
La petite trace dans la forêt ne pouvait pas être à la fois cette piste parfois illisible et un grand chemin bien net balisé de temps en temps par une marque sur un arbre, de ces chemins que tout le monde connaît, fixés sur des cartes. Immuables ? Peut-être qu’elle avait rêvé d’être un chemin parfait ? Comment connaître les rêves d’une trace dans la colline ? Mais on veut croire que quand elle a vu autour d’elle pousser les herbes folles, cavaler les pierres, se dessiner sur sa terre les sillons de la pluie, elle s’est trouvée sacrément belle. »