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L’antan : réciter sa récitation.

C’était à peu près vers 19H le moment où on pouvait enfin réciter la récitation. Peut-être parce qu’enfin on la connaissait par cœur, ou bien parce que c’était simplement l’heure : tout le monde était rentré du travail, la table était mise, la soupe chauffait sur la cuisinière. On arrivait dans la cuisine, le cahier à la main et on disait :
- Tu peux me faire réciter.
Etait-ce : « Tu peux me faire réciter ? », question. Ou : « Tu peux me faire réciter.» Affirmation. En y réfléchissant, c’était plutôt une affirmation car on se souvient bien qu’il n’y avait pas d’alternative au moment où on rendait des comptes sur les devoirs.
Le cahier dans une main, la cuillère en bois dans l’autre pour continuer à touiller la tambouille, on lui récitait la récitation. Mais parfois, on se trompait, on bafouillait, on hésitait, et il fallait qu’on nous souffle. Aïe. Si cela arrivait plusieurs fois, la mélopée se déclenchait :
- Non mais dit donc, tu ne connais pas ta récitation et tu viens là comme si tu la connaissais ?
On ne devait pas répondre. C’était une fausse question.
- Non mais dit donc, tu n’as pas honte ? Si tu continues, tu iras en pension.
- Non mais dit donc, c’est pas bien : tu le sais que moi, je ne suis pas allée à l’école. Et que j’aurais bien aimé y aller, moi, à l’école, hein ? Si tu continues, tu vas voir, on va t’envoyer travailler, et tu verras.
- Non mais dit donc, tu n’es pas capable d’apprendre cette poésie de Maurice Carême ? Tu n’as rien eu à faire de la journée, à part aller à l’école !
- Non mais dit donc, elle est pourtant facile, j’en suis sûre, cette poésie de Maurice Carême !
Si on osait répondre : « C’est pas Maurice Carême »… aïe aïe aïe :
- Que ce soit Maurice Carême, Emile Verhaeren ou un autre, tu devrais avoir honte (encore) d’y mettre aussi peu de cœur. Si tu continues, ça va aller mal pour toi. Et souviens-toi, aussi, que ta grand-mère ne savait ni lire ni écrire ! Si elle savait ça, tiens…
Le moment devient solennel car le cahier est posé sur la table de la cuisine. Il est là, au milieu, comme un objet sacré. De ses deux mains, elle le tient, bien à plat. De ses yeux, elle lit le poème.
- Victor Hugo… Tu vois, moi, je ne suis pas allée à l’école, parce qu’on n’avait pas le sou, et puis c’était la guerre, mais je sais qui c’est, Victor Hugo.
Du fond de la salle à manger, une voix grave s’élève au-dessus du journal :
- Il est au Panthéon, Victor Hugo ! Si tu continues comme ça, toi, c’est en prison que tu vas aller !
Elle reprend, après avoir éteint d’un coup sec le gaz sous la soupe, car le moment est grave. Elle est fatiguée. Elle s’est levée tôt. Elle a tenu sa maison. Elle a préparé les vêtements de tout le monde. Elle est partie au travail en laissant sa maison propre au cas où on devrait rentrer inopinément dans la journée, accompagné d’étrangers.
- Je t’écoute.

On est debout près de la table. On met les mains derrière le dos :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne,
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés dans mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.



Commentaires

  • Bonjour,
    Que de souvenirs ! Heureusement pour moi, les commentaires étaient nettement plus positifs et encourageants.
    Bon week-end pascal !

  • Mais à cette époque, les parents étaient sévères - c'était comme ça. Ils aimaient leurs enfants, ils s'aimaient, mais ils étaient stricts et exigeants. Aujourd'hui, je ris en me rappelant leurs menaces, eux qui auraient donnés leurs vies pour moi.
    Bon dimanche de Pâques.

  • Maurice Carême et Emile Verhaeren, c'était une école en Belgique?
    Mon grand-père n'a pu faire que l'école primaire, à cause de la guerre de 14_18, mais jusqu'à la fin de sa vie il savait réciter "Mon père, ce héros au regard si doux..." et plus il avançait dans le poème, plus le ton devenait terrible :-) pour s'apaiser sur le vers final: "Donne-lui tout de même à boire, dit mon père".
    Je devrais en faire un billet :-)
    Merci et bon week-end!

  • Il va falloir que je le retrouve, celui-là de poème. Je ne crois pas l'avoir appris.
    Bon dimanche. En se récitant des poésies peut-être ?

  • Un très peau texte. A croire qu'on a eu la même mère et la même grand mère. :)

  • A l'époque, aller à l'école, c'était comme un honneur.
    Bon dimanche de Pâques !

  • Tres beau post. Les temps ont évolué, maintenant chez moi : c est viens me réciter ta poésie....
    Merci pour ce partage, retour à l enfance.
    Bonnes fêtes de Pâques

  • Je reste attachée au terme "récitation". Même s'il s'agissait de poèmes, et parmi les plus beaux de la littérature française.
    Merci de votre passage, c'est gentil.
    Bon dimanche de Pâques.

  • Une merveille, ce poème dédié à sa fille, et que l'on pourrait reprendre pour tous ceux que l'on aime et qui sont partis.
    Avec une mère instit, j'avais intérêt à les connaître, mes récitations, et comble du luxe, je les récitais dans sa classe après l'étude, sur l'estrade ou même assise à la place convoitée de la maitresse. Comme une répétition générale, en somme.
    Bon week-end,
    Dominique

  • J'imagine bien la pression.....
    Bon dimanche de Pâques !

  • Des moments tendus que je préférais éviter! Entre ma timidité et la nervosité de ma mère... Je m'arrangeais pour "faire mon théâtre" en classe, quitte à me faire mal noter!

  • Et un jour, on a supprimé les devoirs à la maison.... Enfin, il paraît.

  • Très émouvant ce billet, les souvenirs affluent et je me revois petite fille tremblante devant
    maman à l'heure comme vous dites si bien, de rendre des comptes sur les devoirs et les leçons, peu patiente, elle aussi après ses huit heures de bureau, le repas à préparer et les trois enfants, alors il fallait comprendre et vite.... certains jours je m'embrouillais et j'avais tant l'impression de la décevoir que pour le coup j'étais perdue et je pleurais ce qui avait le don de la mettre en boule. Nous avons pu en reparler bien plus tard, elle a admit qu'elle était sévère avec moi sans se chercher d'excuses et nos relations ont été beaucoup plus proches voire complices, elle a compris mes choix de vie et je l'admirais beaucoup. Merci pour ce si beau poème de Victor Hugo, il me touche toujours beaucoup. Amicalement.

  • J'ai pu moi aussi reparler de tout cela avec ma mère. Pour elle, cette sévérité était normale.
    Bonne journée.

  • Je me suis toujours débrouillée toute seule ... car j'étais (je suis) l'ainée !!!
    Bon week-end pascal, Bisous

  • Qu'il sont doux ces souvenirs d'enfance et émouvant aussi. Personne vérifiait ce que je faisais à l'école, je récitais les poésies à moi même à moi même mais c'était toujours un plaisir pas une récitation imposée. Joyeuses Pâques

  • J'aimais apprendre toutefois et je n'ai appris que bien plus tard qu'on pouvait s'amuser en récitant une poésie.
    Bonne journée.

  • Combien de fois ai je pu répéter mes récitations. Un vrai calvaire, surtout au moment de la réciter devant toute la classe. J'en rêve encore !!

  • Mais devant toute la classe, c'était encore une terrible aventure !

  • j'a-do-rais les récitations et plus encore, les travailler dans le secret de ma chambre, puis retrouver ma mère qui se posait sur une chaise et me faisait réciter
    beau week end (j'ai bcp aimé le texte sur le parfum!)

  • C'est un souvenir immuable, ça, une maman qui fait réciter la poésie du jour.

  • Un texte très émouvant... Bise et bon samedi dans la joie et la tendresse!

  • Merci Bonheur du jour pour ce très beau texte plein de souvenirs. Cela réveille aussi les miens lorsque je récitais à la cuisine car c'était la pièce où je faisais mes devoirs et l'appartement était toute petit.
    Joyeuses fêtes de Pâques.

  • Il y en aurait tant à raconter, aussi, sur les cuisines....

  • Un beau texte et qui sonne si juste. Beaucoup d'humour dans cette menace, du moins pour un lecteur d'aujourd'hui : "Il est au Panthéon, Victor Hugo ! Si tu continues comme ça, toi, c’est en prison que tu vas aller !". Je me doute qu'à l'époque c'était dit très sérieusement!
    A Marseille, dans mon enfance, la menace suprême pour une fille c'était : "Tu iras travailler aux dattes!" et pour un garçon : "Tu iras travailler au charbon!"

  • C'était si important, l'école, en fait. Fondamental, même. Réussir à l'école, ou aller en prison, aux dattes, au charbon, etc....

  • C'est un très beau texte... Un peu dur...

    Je comprends qu'on ne mémorise pas bien Maurice Carême o;) (il ne m'a pas fait aimer la poésie, j'ai dû attendre Eluard, Apollinaire, Verlaine et Rimbaud pour cela). Ceci dit, c'est un bon exercice pour entretenir la mémoire, apprendre des poèmes ou des incipit par coeur.

    C'est un très beau poème de Victor Hugo. J'en ai surtout retenu le premier vers, que je me répétais régulièrement la veille de grands jours...

  • Je me souviens qu'on n'arrêtait pas d'apprendre des poèmes et des textes par cœur. Et je m'en souviens encore !

  • Je me souviens de ma fille, alors âgée de 6 ans, me récitant ce poème, toute guillerette et dansant d'un pied sur l'autre... Elle le savait parfaitement, mais visiblement personne ne lui en avait expliqué le sens. Le retour sur terre a été difficile ! Merci à vous d'avoir ravivé ces souvenirs et très bon week-end de Pâques !

  • Est-ce qu'on apprend encore ce poème aujourd'hui ? J'en doute...

  • "... bouquet de houx vert et de bruyère en fleur." Voilà ! C'est bien.
    Une belle fête de Pâques Bonheur.

  • Merci. Vous aussi, joyeuses Pâques.

  • Lors de chacun des clubs lecture de ma médiathèque nous avons un monsieur plus tout jeune qui nous récite un poème, c'est un vrai plaisir, parfois plusieurs voix s'élèvent avec la sienne, tout le bonheur du partage poétique

  • Cela doit être émouvant, oui. Je vais me refaire, je crois bien, un cahier de poésie.
    Bon lundi de Pâques.

  • Oh ! combien je comprends ce que tu écris, Cher Bonheur du Jour... nous devons être, à peu près de la même génération, et à l'époque les choses étaient ainsi... ce n'était pas toujours facile à vivre.. mais comme tu le dis si bien.. c'était ainsi....
    Je te souhaite d'heureuses fêtes de Pâques...
    Je t'embrasse affectueusement.
    Den

  • Ces temps là étaient-ils si durs que cela ? Je pense aux enfants d'aujourd'hui et aux situations pas toujours faciles qu'ils ont à gérer.
    Bon lundi de Pâques.

  • Tu me rappelles des souvenirs, les récitations, les pièces de théâtre
    Bonne soirée

  • Je ne vais pas en rester aux souvenirs. Je crois que je vais me refaire un cahier de poésies.
    Bon lundi de Pâques.

  • On ne rigolait pas avec les devoirs à cette époque (la mienne aussi), avec l'école non plus et en effet la menace était dans l'air, jamais très loin. J'aimais beaucoup la récitation et les vers de Victor Hugo me touchent toujours, surtout lorsque je vais me promener là où s'est noyée sa fille (je ne suis qu'à une quarantaine de kilomètres).

  • J'ai longtemps ignoré l'ensemble de son oeuvre, pauvre Victor Hugo. Pour moi il n'a été longtemps qu'un monsieur qui avait perdu sa fille et en avait écrit un poème....
    Bonne journée.

  • Chez nous, samedi soir, c'était mieux qu'une récitation : ils ont joué une pièce de théâtre, et c'était une création d'un auteur qui la dirigeait lui-même !! Dur dur, mais du beau, du bon théâtre. L'auteur, talentueux, s'appelle Thierry Tchang Tchong, il est d'origine chinoise.
    Merci pour le "demain, dès l'aube" dont j'avais totalement oublié la seconde strophe...

  • Comme j'aime aussi aller au théâtre.....
    Bonne semaine.

  • Maurice Carême...son nom m'évoque rabâchage et ennui... C'est une sorte d'injustice faite à certains écrivains de les faire rabâcher par de jeunes écoliers presque jusqu'au dégoût... Je ne me souviens pas d'une grande variété dans ce que nous devions apprendre, lui revenait trop souvent...

  • C'est vrai qu'on apprenait peu de choses, mais on s'en souvient encore !
    Bonne semaine.

  • et .... je suis allée en pension à 9 ans
    et ... mon grand père signait avec un X
    et ... maman fille de paysan n'allait que 6 mois à l'école
    et... j'aime de plus en plus Victor Hugo
    merci et bises

  • Je suis contente que vous ayez aimé ce texte.
    Bonne journée !

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