Magnificence de Nelly Sachs : Les poètes donnent toujours du courage et signalent que rien n’est jamais perdu. Dans un poème, Mains (1), dans lequel elle s’adresse aux « jardiniers de la mort », ces quelques vers fulgurants auxquels je pense après avoir lu le journal et sa longue liste de nouvelles épouvantables :
« Mains,
Que faisiez-vous
Lorsque vous étiez mains de petits enfants ?
Teniez-vous un harmonica, la crinière
D’un cheval à bascule, avec-vous dans l’obscurité saisi la jupe d’une mère,
Montré un mot dans le livre de lecture –
Etait-ce Dieu peut-être, ou homme ? »
(1) Nelly Sachs, Exode et métamorphose, Traduction de l’allemand par Mireille Gansel, Préface de Jean-Yves Masson, Poésie NRF/Gallimard, 2023, page 42
Bonheur du jour - Page 93
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Nelly Sachs, enfance, courage et poésie.
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Au-delà de ce qu’on a perdu.
Après la publication de la note « S’aimer comme on est, imparfait », plusieurs d’entre vous m’ont demandé si je pouvais publier encore une fois le texte ci-après. Alors, le voilà. Je vous remercie tous pour votre fidélité.
Quand arrive une catastrophe dans une vie, on tombe, et c’est normal parce que c’est aussi dans le corps que les émotions se ressentent. Au moment d’un deuil, par exemple ou de l’une de ces morts quotidiennes que nous vivons tous, maladies, séparations, pertes d’emplois, injustices, on ressent comme un trou béant à l’intérieur de soi : tout s’est écroulé, pulvérisé par ce qui vient de se passer, ouvert aux quatre vents ; de même, l’espace autour de ce qui reste de notre corps est vide puisqu’il n’y a plus de main à tenir ni de joues à caresser ni même de voix à entendre ou de cadeau à faire, voire plus rien à faire, on se sent plus rien du tout. On est perdu dans un lieu obscur et on a beau tendre les bras devant soi, on n’arrive pas à toucher quoi que ce soit pour se repérer et on a beau ouvrir le plus grand possible les yeux, on ne voit rien que le noir.
Et puis, c’est la vie qui gagne, comme elle gagne toujours un jour ou l’autre. Le sang n’a pas cessé de circuler, ni le cœur de battre, ni la peau de ressentir et d’ailleurs, justement, on sent le vent à nouveau, on remarque qu’il est doux, presque chaud et même joueur avec quelques mèches de cheveux. C’est la mécanique de la vie. Il faudra du temps pour se relever car la catastrophe a rouillé et les membres et l’âme. Ce sera douloureux. On y arrivera. On y arrive. Toujours. Il faut persévérer. On persévère.
Après, on vit. Autrement. C’est une sorte de résurrection, diraient certains. On n’est plus le même. Rien n’est plus pareil. Certains lieux ou certaines choses n’ont plus le même goût ; peut-être même plus de goût. Mais il y a d’autres lieux, d’autres choses. Revient aussi ce qui a toujours été et sur lequel on s’est toujours appuyé : le risque de vivre pleinement qui, somme toute, est un magnifique paysage avec des creux et des bosses, des pleins et des vides, des déserts et des jungles, des petits chemins et de grandes avenues, des hivers rudes et des étés jouissifs, des plages de sable et de hautes falaises, des petits fossés où coassent des grenouilles et d’impressionnants abîmes vertigineux, des petits rus chantants et des torrents impétueux, des habitudes de toujours et de nouvelles façons de faire totalement imprévues, des arbres isolés au milieu d’un champ ou au bord d’un chemin et des grandes forêts merveilleuses où fleurissent des violettes, des rires et des larmes, des fleurs aussi et des fleurs et des fleurs dans les bois, dans des pots, dans des vases, Mozart qui ne fut jamais la proie du désespoir et Barbara et sa plus belle histoire d’amour et le temps qui ne se rattrape plus, et tous ces gens qui vont et viennent, ceux qu’on a connus, ceux qu’on connait, ceux qu’on connaîtra.
C’est le sens de la vie.
Regarder au-delà.
Au-delà de ce qu’on a perdu.