Donc, comme on le disait, on sait dès le début du chant I qu’Odysseus/Ulysse est vivant et bloqué quelque part, en partie parce que Poséïdon l’a dans le nez. Athéna en parle à Zeus, son père, et lui demande d’intervenir pour qu’Ulysse puisse enfin rentrer chez lui. Zeus accepte. Il envoie Hermès chez Calypso, la déesse qui retient Odysseus/Ulysse prisonnier depuis sept ans, pour faire part à cette dernière de sa décision : elle doit laisser partir Odysseus/Ulysse car son destin est de rentrer chez lui. C’est un ordre.
C’est en piteux état qu’Odysseus/Ulysse était arrivé chez Calypso qui lui a sauvé la vie. Au début, tout se passe à merveille. Odysseus/Ulysse ne se sent pas prisonnier, d’autant que l’île est un paradis et que Calypso est une déesse magnifique. Crac ! crac ! Odysseus/Ulysse succombe aux charmes de Calypso qui le trouve pas mal non plus. Et voilà, tout nouveau, tout beau. Mais au bout d’un moment, c’est moins drôle : Odysseus/Ulysse se languit de chez lui. On peut se demander pourquoi puisque chez Calypso, il ne manque de rien et tout est en abondance ! Il pourrait même devenir immortel et vivre ainsi, pour toujours, sans rien faire (sauf quand il est occupé avec Calypso, bien sûr…), manger de bonnes choses, boire du bon vin, se dorer au soleil, etc. Profiter de la vie, pourrait-on dire. A Ithaque, petite île aride, il n’y a que de la pierre. Seulement, Ithaque, c’est chez lui. Ne dit-on pas qu’un petit chez soi est mieux qu’un grand chez les autres ?
« C’est un endroit bon pour les chèvres »
(L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant IV, l. 606).
« Terre à chèvres »
(L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, chant IV, l. 606)
« Elle nourrit plutôt les chèvres »
(L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, rhapsodie IV, p. 74)
« Ce n’est qu’une île à chèvres »
(L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant IV, l. 606)
Calypso est obligée de laisser repartir Odysseus/Ulysse, car il n’est pas question pour elle de désobéir à Zeus. Toutefois, elle exprime son mécontentement. Quand elle a recueilli Ulysse, il était perdu, il avait faim, il n’avait rien à se mettre, tous ses compagnons étaient morts, il était seul, il n’avait plus rien. Elle estime qu’elle lui a tout donné. Tout. A manger. A boire. Des vêtements. Du repos. De l’amour. De la tranquillité. Elle-même, ce qui n’est pas rien. Et maintenant, l’ingrat, le voilà qui veut rentrer chez lui ! Quand elle l’aide à tout préparer pour son départ, elle dresse à Odysseus/Ulysse un tableau épouvantable de ce qui l’attend quand il l’aura quittée : on ne sait jamais, il pourrait changer d’avis et vouloir rester...
A titre personnel, on en a connu, des personnes qui pensaient comme cela, n’hésitant pas à dire : Avec tout ce que j’ai fait pour toi ! Faire naître la culpabilité chez l’autre, comme c’est courant, n’est-ce pas ? Universel. Comme l'Odyssée.
« Lui, c’est bien moi qui l’ai aimé, moi encore qui l’ai nourri, moi toujours qui lui ai promis
de le rendre immortel, et de lui épargner la vieillesse ! »
« Tu veux donc comme ça t’en retourner chez toi, dans ta patrie,
là, tout de suite, c’est cela ? Dans ce cas, je te souhaite bien du plaisir !
Oui, car si tu connaissais vraiment, si ton esprit savait tout ce que le destin te réserve, avant d’atteindre ta patrie, ma foi,
tu choisirais sûrement la tranquillité de mon foyer, avec moi, et l’immortalité, tiens, oh oui. »
(L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant V, l. 135/137 et l. 204/209)
« Et moi je l’accueillis, je le nourris, je lui promis de le rendre immortel, et qu’il ne vieillirait jamais »
« Ainsi tu veux rentrer chez toi, dans ta patrie,
Maintenant, sans attendre… Alors, et malgré tout, adieu !
Certes, si tu pouvais imaginer tous les soucis
que le sort te prodiguera jusqu’au jour de ton retour,
tu resterais »
(L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, chant V, l. 135/136 et l. 204/208)
« parce que je garde auprès de moi un homme mortel que j’ai sauvé et recueilli seul sur sa carène (…) Et je l’aimai et je le recueillis, et je me promettais de le rendre immortel et de le mettre pour toujours à l’abri de la vieillesse »
« Divin Laertiade, subtil Odysseus, ainsi, tu veux donc retourner dans ta demeure et dans la chère terre de la patrie ? Cependant, reçois mon salut. Si tu savais dans ton esprit combien de maux il est dans ta destinée de subir avant d’arriver à la terre de ta patrie, certes, tu resterais ici avec moi. »
(LOdyssée, trad. Leconte de l’Isle, rhapsodie V, p. 87 et pp. 89/90.
« Ce mortel, c’est moi qui l’ai sauvé (…) c’est moi qui l’accueillis, le nourris, lui promis de le rendre immortel et jeune à tout jamais. »
« Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! … C’est donc vrai qu’au logis, au pays de tes pères, tu penses à présent t’en aller ? … tout de suite ? … Adieu donc malgré tout !... Mais si ton cœur pouvait savoir de quels chagrins le sort doit te combler avant ton arrivée à la terre natale, c’est ici, près de moi, que tu voudrais rester pour garder ce logis et devenir un dieu. »
(L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant V, l. 130, l. 134/136, l. 202/206)
l'odyssée
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Odysseus/Ulysse. 5. Avec tout ce que j’ai fait pour toi.
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Odysseus/Ulysse. 2
Ils sont presque tous là, les livres sur la Grèce antique. Quelques-uns, par les aléas de la vie, s’en sont allés vivre leurs vies ailleurs – on ne sait pas où et c’est comme ça. D’autres, on ne les a jamais eus sur un rayonnage parce qu’on les a empruntés dans les différentes médiathèques/bibliothèques fréquentées au fil des temps. Ces « quelques-uns » et ces « d’autres », si on voulait les avoir, on pourrait les acheter ou on pourrait les emprunter à nouveau, même si on a changé de médiathèques. Mais ce n’est pas si simple. Ainsi, de L’Anabase, de Xénophon. Sans l’avoir jamais possédé mais uniquement emprunté, il est encore possible d’en parler avec fougue, d’écrire à son sujet, et de se remémorer outre le contenu, l’après-midi tranquille de septembre au cours de laquelle, face à une fenêtre donnant sur les toits argentés de Paris jusqu’à la Tour Eiffel, on l’a lu d’une traite il y a plusieurs dizaines d’années. Ce n’est pas si simple parce que même si on va à la Librairie Charlemagne au bout de la rue pour y acheter L’Anabase de Xénophon, ce ne sera pas ce livre qu’on a lu ce jour-là. Il n’en aura pas la couleur, l’odeur, le toucher doux des pages mille et mille fois tournés par des lecteurs innombrables et anonymes et nul doute que l’histoire s’en ressentira. Pourquoi prendre le risque d’une déception ?
Ils sont donc presque tous là et on les a réunis sur une seule étagère désosrmais puisque cet été, on le passe avec Odysseus/Ulysse. On a sorti Eschyle, Euripide et Sophocle du rayon Littérature, tous les Hérodote, Claude Mossé, Moses Finley, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Levêque, Hatzfeld et consorts du rayon Histoire, le Comelin du rayon Dictionnaire, Mendelsohn de son rayon Biographies et bien sûr Homère de son rayon Poésie. Ils ont tous été lus, relus, annotés, post-ités, sauf le Lascoux qui commence à subir le même sort, soit sa vie de livre dans cette bibliothèque ; il ne tient qu’à lui d’être à la hauteur de tous ses prédécesseurs. Ils sont parfois un peu jaunis, ont quelques points d’humidité ou une pliure sur la couverture. Sur les pages de garde, une date, un mot ; parfois une carte de remerciement – oui, il y en a une qui émeut encore intensément.
Tout ceci à cause d’Homère qui n’a jamais eu de bibliothèque et d’Odysseus/Ulysse qui n’a jamais lu une ligne ! Tant pis.