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LIRE / Homère - Page 2

  • Oydsseus/Ulysse. 4. Vouloir devenir quelqu’un d’autre.

    L’Odyssée s’organise en vingt-quatre chants.
    Au moment où le récit commence, Odysseus/Ulysse est parti de chez lui depuis vingt ans : pendant dix ans, il a fait la guerre à Troie et depuis dix ans il tente de rentrer chez lui. L’Odyssée, c’est l’histoire de son retour. C’est aussi celle de la confrontation d’un homme à des tas de problèmes. Il a beau être un roi, il a beau être fort, il a beau être rusé, il a beau avoir le soutien d’Athéna, qui est quand même la fille de Zeus, tout se ligue contre lui. Parti vainqueur de Troie, à la tête d’une flotte et d’un énorme butin, il se retrouve tout seul et nu comme un ver… D’accord, Poséïdon, le dieu des mers, l’a dans le nez : dès qu’il le voit sur un bateau, vlan ! il déclenche une tempête et le bateau coule.
    Alors, comment se fait-il qu’il donne ainsi l’impression d’être harcelé par des difficultés de toute sorte ? Sans doute parce qu’il est un homme et comme tout homme, il doit faire face non seulement aux plaisirs de la vie mais aussi à sa rudesse. Pendant les dix ans de la guerre de Troie, il fut le grand Odysseus/Ulysse : imbattable. Pendant les dix ans de son retour, il est un homme en proie à toutes sortes de difficultés.
    Dès le chant I, Homère nous met dans la confidence : Odysseus/Ulysse est vivant. Athéna qui l’aime beaucoup (il est un peu son protégé) insiste auprès de son père Zeus pour qu’il puisse rentrer chez lui. Il est bloqué depuis sept ans chez Calypso, un lieu qui est très loin, quasiment nulle part, au point qu’Hermès, envoyé par Zeus là-bas pour transmettre son ordre à Calypso, râle pour y aller car c’est bien compliqué... Chez Calypso, Ulysse se demande comment il va s’en sortir et il pleure beaucoup. Il profite quand même de la situation avec Calypso, mais la plupart du temps, il gémit et il pleure – ce qui n’a rien d’une attitude héroïque. Il s’est dépatouillé de plusieurs situations compliquées mais là, il ne voit pas d’issue. On l’imagine bien, hein, assis, les mains sur les genoux, les épaules tombantes : « Comment je vais faire pour m’en sortir ? »
    Pendant ce temps, à Ithaque, on ne sait pas ce qu’il en est de lui. On attend. Depuis vingt ans, on attend. On tue le temps : Pénélope, les prétendants qui voudraient bien l’épouser, et Télémaque, le fils d’Ulysse. Le premier à bouger, c’est justement Télémaque. Il montre son impatience car il commence à en avoir assez qu’on lui parle constamment de ce père formidablement héroïque qu’il n’a quasiment jamais vu. Il veut en avoir le cœur net : soit son père est mort soit il ne l’est pas ; par extension : soit il peut prendre sa place, être un homme, devenir le roi à son tour ; soit aider son père à rentrer pour qu’il redevienne le roi et être considéré comme un bon fils, soumis et obéissant. Mais quoiqu’il en soit, il veut faire quelque chose… Pénélope, l’épouse, continue à se lamenter et à éviter tous ceux qui voudraient bien, en l’épousant, prendre la place d’Ulysse.
    Et puis, il y a les prétendants. C’est très intéressant, cette histoire des prétendants qui tournent autour de Pénélope depuis des années. On peut comprendre que la situation est compliquée pour elle et son fils. Mais eux ? Cela fait des années qu’ils attendent de pouvoir épouser Pénélope… Attendre, attendre, attendre… Quand on attend, on ne fait rien d’autre et, de fait, ils ont eux aussi mis leurs propres vies entre parenthèses : ils ne s’occupent plus de leurs maisons, ils dédaignent leurs familles, ils ne construisent plus rien car ils passent leur temps à boire et à manger en attendant que Pénélope se décide. Ils attendent. Encore et encore. Ils occupent le terrain. Ils font du bruit. Ils insistent. Ils s’accrochent. Ils espèrent qu’elle va se lasser la première. Tout le monde en connait des gens comme ça qui sont tellement casse-pieds qu’on finit par céder.
    Mais il y a autre chose. L’enjeu est de taille pour les prétendants : ils sont persuadés qu’ils peuvent devenir Ulysse. En épousant sa femme, ils auront aussi sa maison, ses richesses, mais plus encore : sa force et toutes ses qualités. Ils deviendront des héros. Ils ne seront plus Antinoos, Eurymaque, Léocrite mais Celui qui a épousé la femme d’Odysseus/Ulysse, celui qui est devenu roi à la place d’Odysseus/Ulysse, etc. Ils n’imaginent pas un instant qu’Odysseus/Ulysse en bave et pleure. Voilà ce à quoi ils prétendent : ils veulent devenir quelqu’un, certes, mais quelqu’un d’autre. Ils ne pensent pas qu’ils pourraient se construire une vie rien qu’à eux, une vie qui leur ressemblerait, qui leur appartiendrait… Non, non, cela ne les intéresse pas : ils veulent ce qu’a Ulysse. Et en plus, ils sont loin d’être courageux ! Ils profitent de la situation : Pénélope seule, Télémaque tout jeune, Ulysse absent, disparu, mort peut-être… Ils n’auraient jamais pu s’installer comme ça dans la maison d’Ulysse s’il avait été là, même si les lois de l’hospitalité étaient primordiales chez les Grecs.
    Oui, vraiment intéressant de réfléchir sur ces prétendants envieux et stériles, profiteurs et violents, qui espèrent la vie d’un autre : ils veulent prendre sa place et ils sont prêts à tout pour cela. Ils iront même jusqu’à envisager de tuer Télémaque parti chercher des nouvelles de son père :

    « ah ! mais c’est qu’il commence à devenir une vraie calamité, celui-là »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, chant IV, ligne 667,)

    « il menace d’être un fléau ! »
    (L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, chant IV, ligne 667,)

    « il nous réserve des calamités »
    (L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, raphsodie IV, , p. 76)

    « il va nous en venir du mal, et sans tarder »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, chant IV, l. 668)


    Quel aveuglement, n’est-ce pas, chez ces Prétendants, ce groupe d’égoïstes persuadés d’avoir raison ! La seule chose qui compte pour eux, c’est eux et cette image qu’ils ont de la réussite.


  • Odysseus/Ulysse. 3.

    Odysséus/Ulysse, c’est depuis toujours qu’on l’aime. Sachant tout juste lire, on avait reçu en cadeau un livre d’images racontant ses aventures. Banco : Odysseus/Ulysse, c’est un héros sur lequel on peut s’appuyer : confronté aux pires difficultés, il a toujours une solution, il sait quoi faire et donc, il s’en sort. Et Vivant.

    C’est ainsi qu’en le prenant comme modèle, on s’est toujours méfié du chant des Sirènes qui disent toujours ce qu’on voudrait bien entendre, ce qui est une solution de facilité à laquelle il est préférable de ne pas se laisser aller parce qu’on risquerait de le regretter.

    « Par ici, viens par ici, le bel Ulysse ! Gloire au joyau des Achéens !
    Personne qui n’ai croisé par ici, non, pas un noir vaisseau,
    Avant d’avoir senti le miel de notre voix couler de notre bouche :
    Tout le monde s’en va ravi et rempli de savoir. »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, Chant XII, vers 184/188).
    « le miel de notre voix »… Tu parles !...
    « Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
    Arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
    Jamais aucun navire noir n’est passé par là
    Sans écouter de notre bouche de doux chants. »
    (L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, Chant XII, vers 184/188)
    « Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe! … Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux… »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, Chant XII, lignes 184/189).
    « Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis il s’éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. »
    (L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, Rhapsodie XII, p. 207)
    Vaisseau, navire, croiseur, nef… On opte pour navire.

    De même, des Cyclopes prêts à tout dévorer, ces tyrans qui fonctionnent à la peur sous prétexte qu’ils sont forts, ceux pour qui tout gentil est une possible proie, eh bien, à chaque fois qu’on en a rencontré un, on lui a dit qu’on n’était personne. Non non non ! On a déjà fait demi-tour ! Il n’y a personne à dévorer !

    « Personne, c’est mon nom : oui, c’est Personne que m’appellent
    Ma mère, mon père, et tout le monde, tous mes compagnons. »
    (L’Odyssée, trad. E. Lascoux, Chant IX, vers 366/368)
    « Je m’appelle Personne, et Personne est le nom
    Que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent. »
    (L’Odyssée, trad. P. Jaccottet, Chant IX, vers 366/367)
    « C’est Personne, mon nom : oui ! mon père et ma mère
    et tous mes compagnons m’ont surnommé Personne. »
    (L’Odyssée, trad. V. Bérard, Chant IX, lignes 366/368)
    « Mon nom est Personne. Mon père et ma mère
    et tous mes compagnons me nomment Personne. »
    (L’Odyssée, trad. Leconte de l’Isle, Rhapsodie IX, page 154).

    Croyez-le, enfant confronté à une situation familiale chaotique, être personne, on aurait bien aimé. Le joli volume illustré dans lequel on lisait, relisait, relisait sans cesse l'Iliade et l'Odyssée, on le garda longtemps. Il disparut un jour. Mais on le reconnaîtrait entre mille. Non, entre des millions de livres. Et même, car nul doute que ce livre héroïque a survécu à toutes les bennes du monde et qu’il est possiblement quelque part, entre des milliards de livres.