C’est un livre magnifique que "Le sens de la merveille", de Rachel Carson. Il rassemble un certain nombre de textes dans lesquels Rachel Carson évoque son amour de la nature et en particulier de l’océan, et raconte comment l’être humain s’applique à détruire cette Terre qui lui avait pourtant donné un environnement de vie quasi parfait et quasi éternel s’il avait accepté « cette vérité fondatrice : personne ne vit pour soi-même. » (1)
Bien qu’elle soit une scientifique de grande envergure, elle ne cesse d’apprendre et de se questionner, replaçant chaque élément de la faune et de la flore dans ce grand tout qu’est la vie. Je recommande tout particulièrement le texte sur les anguilles.
Le dernier texte est une lettre à son amie proche, Dorothy Freeman, avec laquelle elle venait de passer une journée en plein air à admirer des papillons aller et venir, superbes insectes dont on sait que la vie est si courte. Il y a là une fulgurante réflexion et sur la vie, et sur la mort, et sur le fait que la vie est belle et qu’elle est un don pour lequel il faut rendre grâce : « Pour les Monarques, ce cycle (de vie) se mesure à l’aune de mois. Pour nous-même, le métré est d’une autre nature, et nous n’en connaissons pas la durée. Mais l’idée est la même : lorsque ce cycle intangible a suivi son cours, il est naturel, et ce n’est pas une chose triste, qu’une vie arrive à sa fin.
C’est ce que m’ont appris ce matin ces brins de vie flottant avec éclat. J’en ai ressenti un bonheur profond – de même, j’espère, que toi. Merci pour cette matinée. » (2)
(1) Rachel Carson, Le Sens de la merveille, Traduit de l’anglais par Bertrand Fillaudeau, Biophilia, Ed. Corti, 2021, Lettre à Dorothy Freeman, 10 septembre 1963, p. 97,
(2) Id, p. 151
Bonheur du jour - Page 159
-
Brins de vie.
-
Dans la grande salle.
Dans la grande salle où on vient se restaurer, il y a là un couple, déjà d’un certain âge. Ils sont malvoyants. Elle, dont le corps déformé est aussi lourd à déplacer, même avec la fine canne blanche ; lui, qui lui tient l’épaule, la guidant autant qu’elle le guide. C’est lui qui la sert, allant lui chercher une assiette après lui avoir demandé ce qu’elle préfère parmi ce qui est proposé ; c’est elle qui lui sert à boire après lui avoir demandé s’il a soif. Et, pendant le repas, ils se parlent, tout doucement, par discrétion, riant sous cape quand l’un doit dire une plaisanterie. Ils ne cessent de se sourire. Leurs visages sont sereins et lumineux ; leurs regards chavirés n’entachent en rien cette beauté qu’ils portent en eux parce qu’elle est sans aucun doute celle de l’amour. Au bout de deux repas, ils reconnaissent ceux qui les saluent et alors, se penchant légèrement, disent bonjour et demandent si tout va bien : « Tutto bene ? » Quand ils ont terminé, on les aide à débarrasser, tout simplement parce qu’ils ne sont pas chez eux et qu’ils se repèrent encore mal dans ce lieu où ils sont pourtant déjà venus mais il faut un peu de temps encore, précisent-ils en souriant toujours. Ils repartent pour aller se promener, tranquilles, et si vivants.