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MOISSONNER / Bonheur du jour quotidien - Page 293

  • Un été avec Giono : Colline.

    C’est le premier roman de Giono publié. Un succès immédiat. Le début d’une vie d’écrivain.
    Ce n’est pas rien, ça, un premier roman publié. Tout Giono est là déjà : le ciel, la terre, les hommes et les femmes, le travail, la vie et la mort, la nature, le vent, le feu…
    Giono est jeune encore quand il écrit ce livre. Une trentaine d’années. Ses parents sont des gens simples ; pauvres mais pas misérables : ils ont chacun un travail, élèvent leur fils, mangent à leur faim, s’habillent convenablement. Il y a quelques livres à la maison car les livres n’ont jamais été considérés comme du superflu ; mais il y en a peu – des essentiels uniquement. Le père de Giono lui faisait la lecture. Dans la famille, on ne fait pas de grandes études. On travaille de ses mains.
    Et le jeune homme va écrire des livres. A la main. Il n’aura suivi aucun cours d’écriture…
    On peut voir le manuscrit de Colline sur Gallica. Nous vivons une époque formidable grâce à internet, quand internet sert à cela : croître en savoir.
    Giono écrit Colline entre mai 1927 et février 1928. Depuis 1911, il travaille à la banque. On a vu qu’il y portait un uniforme bleu. Il n’a aucune responsabilité et n’en veut pas ; son travail répétitif ne lui déplait pas car cela lui laisse l’esprit tranquille. Il est déjà tout à son œuvre – rien ne peut l’en éloigner.
    Est-ce qu’il a écrit, un peu, pendant les heures de bureau ? Peut-être parce qu’on voit qu’il a utilisé quelques feuilles à en-tête du Comptoir national d’escompte de Paris ! Certaines de l’agence de Marseille (allait-il parfois travailler à Marseille ?), d’autres de celle de Manosque. On repère même une phrase écrite en travers d’une feuille…. A-t-elle fait irruption, cette phrase, un jour de travail, alors qu’un client complète un bordereau ? Jean le bleu ne cesse jamais d’écrire, que ce soit dans sa tête ou avec sa plume ; les mots coulent comme l’eau claire de la source. Pour ces mots-là, juste une phrase, peut-être y a-t-il eu urgence à les mettre noir sur blanc, sur la feuille là… Ou bien Giono n’a-t-il jamais écrit au bureau, mais, parce que les feuilles c’est cher, en a-t-il pris parfois un peu pour travailler le soir ?
    On relit Colline avec dans une main le livre et dans l’autre la souris qui permet d’aller et venir dans la grosse centaine de feuillets présentés recto/verso. Au bout d’un moment les chats, surpris de cette nouvelle pratique de lecture, viennent un à un s’installer pour profiter de ce qu’on est immobile et poursuivre les siestes entamées précédemment. Le plus vieux se met sur les genoux, la place qui lui revient de droit ; le plus jeune sur une partie du clavier ; un troisième sur les journaux qu’on doit passer à la voisine. La quatrième profite de ce que le jardin soit vide pour y régner seule l’espace d’un après-midi.
    On lit le manuscrit présenté sur Gallica et on lit le livre, dans l’édition Folio ; en même temps ; on va et on vient entre les mots.
    Le titre, au début, c’était La colline. Puis Giono a enlevé l’article. Dans le midi, on dit « aller dans la colline », quand on s’éloigne de la ville pour aller dans les hauteurs. Peut-être quelques exégètes de son œuvre savent pourquoi il a enlevé le « la ».
    « Une feuille de tilleul tombe. » C’est sur la page 2 du manuscrit. La page 27 du livre. Page 27, parce qu’il y a une longue préface qu’on n’a pas lue ; on ne lit plus jamais ni les préfaces, ni les postfaces.
    On continue le jeu de piste : « Les maisons encadrent une petite place de terre battue, aire commune, et jeu de boules ». Même page. Il a écrit ces mots-là, et il ne les a pas changés. Ni enlevés.
    Page 3 : « Le fils Maurras était au service, dans les dragons. » Ah, la suite est changée… On compare. On relit.
    « Aujourd’hui, Gondran sort sur la terrasse. Il tient d’une seule main une bouteille et deux verres ; son autre bras serre contre sa poitrine une dourgue pleine d’eau fraîche et qui ruisselle jusque dans son pantalon ». Page 6. Pas de ratures ni de modifications.
    Page 15 : « Gondran, interloqué, regarde Janet, puis la descente de lit. Rien : des fleurs rouges et bleues ».
    Page 40 : « Justement, Gondran regarde la forme des nuages ».
    Page 53 : « Les deux hommes regardent cette joie folle ; leur joie, à eux, est plus ordonnée. Elle est dedans leur cervelle comme une grande fleur de tournesol ». Pas de ratures là non plus.
    Page 121 : « Oui, tu te souviens, on était tranquille, il y a quelques mois ; ça allait, le blé se vendait bien, on vivotait à la douce entre la barrique, le saloir et la jarre ».
    Page 149, c’est la fin du roman : « Maintenant c’est la nuit. La lumière vient de s’éteindre à la dernière fenêtre. Une grande étoile veille au-dessus de Lure.
    De la peau qui tourne au vent de nuit et bourdonne comme un tambour, des larmes de sang noir pleurent dans l’herbe ».
    Giono n’avait pas écrit d’abord « la peau qui tourne au vent » ; il y a un verbe barré : tremble… De même, avant d’écrire « des larmes de sang noir pleurent dans l’herbe », il avait écrit : « de larges gouttes de sang noir pleurent dans l’herbe ». En dessous, un trait puis le mot FIN en capitales et les dates : 23 mai 1927 – 13 février 1928. Ca fait neuf mois.
    Ce qui compte, ce n’est pas de faire la liste des modifications ou de comparer les versions. C’est de voir. Les mots de Giono écrits par lui-même. Le texte relié sous la forme d’un cahier jaune orangé. Il faisait relier tous ses manuscrits. C’était déjà des livres, puisqu’ils étaient écrits, à l’encre violette ou à l’encre noire. Ecrits à la main. Tout cela respire, tout cela vit. Un manuscrit pour un écrivain, c’est comme un tableau pour un peintre. Mais rien ne vaut de le voir « en vrai ». On se souvient de l’émotion ressentie il y a des années devant un tableau de Van Dongen, au Musée de l’Annonciade à St Tropez : Gitane au balcon. La bague qu’elle porte à un doigt de la main gauche est une minuscule touche de peinture blanche, en relief. On peut la distinguer nettement si on penche la tête. Le peintre a posé la peinture là ; il a fait ce geste personnel, à la fois de travail et de création. C’était ce qui avait fait comprendre toute la nécessité d’aller dans les musées regarder respirer les tableaux et en mesurer l’unicité car un homme en respirant et en travaillant les a créés.
    Pour ce manuscrit de Giono, on a les pages sur Gallica. Comme un livre de peinture. C’est déjà bien. On suit les lignes qui peuvent monter ou descendre ; la ponctuation bien souvent aérienne ; l’écriture calme ou pressée ; les ratures. Giono travaille. Giono écrit.
    Pourra-t-on un jour regarder ce manuscrit en tête à tête ? Le regard de la lectrice, le regard des mots vivants ?


  • Un été avec Giono : Que ma joie demeure.

    Après la lecture de Que ma joie demeure, on peut se demander pourquoi Giono n’est pas plus connu, plus lu et, osons le dire, plus vénéré ; pourquoi il reste pour beaucoup d’entre nous seulement un écrivain français classique dont on a lu un roman au collège ou au lycée, le plus souvent Regain ; pourquoi il n’est pas dans le top dix des écrivains « nature writing » comme en édite Gallmeister, ni dans celui des hérauts de la sobriété heureuse chère à Pierre Rahbi…

    On peut lire Que ma joie demeure au premier niveau. Voilà encore une histoire de paysans. Leur vie est dure. Peu à peu, leur terre aride va devenir féconde et produire tant et plus ; pas seulement du blé, mais aussi des fleurs. Les animaux s’installent dans l’histoire et y jouent un rôle à part entière : un cerf, puis des biches, et des faons ; des juments et un étalon ; sans oublier les oiseaux. Le lyrisme de Giono en impose dans de nombreux passages ; le repas du dimanche, le premier que les voisins prennent tous ensemble (chapitre VII) ; les semences (pages 245 et suivantes) ; Il y en a tant…

    Pourtant, on ne saurait réduire l’œuvre de Giono à cette lecture « agricole », quasi naïve. Non non, Giono, ce n’est pas celui qui décrit la vie paysanne avec utopie. Il est tout à fait lucide : il parle de la faiblesse des hommes, des difficultés à accepter le partage et la différence, l’incapacité de certains à se décentrer d’eux-mêmes ; il reconnaît que la vie est dure, celle des paysans (pas trop de sentimentalisme dans leur vie) ; il sait dire l’ennui, la douleur, la vieillesse, la solitude. Il n’oublie pas non plus la mort : Silve est mort, et Aurore décide, à la fin du roman, de ne pas aller plus loin.

    C’est peut-être parce qu’on a lu Que ma joie demeure avec Bach en fond sonore qu’on a bien senti combien ce livre est un guide pour comprendre ce qu’est la joie. Bien sûr, la magnifique cantate BWV 147, à laquelle le titre fait référence : quand Bobi décide d’aller chercher des biches pour le cerf, quelqu’un lui demande pourquoi et il répond : « C’est fait pour le grand profit. C’est fait, mon vieux pour que notre joie demeure » (page 168). Pour accompagner l’exaltation de la joie naissante, il y eut aussi les concertos brandebourgeois. Bach…. Giono aimait la musique. Beaucoup. Il commandait des disques et quand il les recevait, il les écoutait avec vénération, il s’en nourrissait. Le livre est rempli de cadence, d’unisson (page 156). C’est beau.

    Oui, c’est un livre magnifique. Il fait frémir de plaisir car on aime cette certitude que la vie, ce n’est pas faire pour faire, mais pour donner du sens, pour être rassasié. Le mot plénitude manque peut-être d’incarnation pour qualifier la philosophie de Giono : le mot rassasiement paraît plus proche … Ou encore le mot satiété... Les prochaines lectures permettront de préciser tout cela, certainement. Chercher les mots justes...

    Au départ de l’histoire, Jourdan et Marthe sont des êtres mornes. Ils se lèvent le matin sans projet, mais non pas sans travail : ils accomplissent leurs tâches d’une façon mécanique. Bref, ils s’ennuient. Et ils le savent. Ils sont tout à fait conscients de leur situation. Autour d’eux, tout est monotone, comme les sillons si droits que Jourdan trace au moment où il rencontre un feu-follet, Bobi qui va lui montrer où est la joie. Il apprend d’abord à Jourdan, puis à Marthe, et à tous les autres personnages, à mettre un terme à une angoisse existentielle qui est bien celle de notre monde : être affairé en permanence sans jamais se sentir repus, être dans l’attente, sentir en soi une béance atroce. Page 228, un joli dialogue entre Bobi et Jourdan :
    « Jourdan s’était assis au bord du seuil juste en face du couchant.
    « Je n’avais jamais vu l’automne, dit-il.
    Ce n’est pourtant pas le premier.
    Je n’avais jamais eu le temps ».
    Bobi les aide à mettre un terme à leur inquiétude : « L’inquiétude. Toujours attendre. Toujours vouloir, avoir peur de ce qu’on a, vouloir ce qu’on n’a pas. L’avoir, et puis tout de suite avoir peur que ça parte. ». (page 208).

    Cette joie, comment se manifeste-t-elle ? Et bien c’est tout d’abord faire des choses inutiles, comme planter des narcisses rien que pour le plaisir de les voir fleurir ; c’est jeter devant la maison un sac de blé qu’on garde au cas où, attendre que les oiseaux viennent et se réjouir de les voir picorer ; c’est inviter les voisins pour la première fois et partager un repas du dimanche ; c’est apprendre à nommer les étoiles du ciel.

    C’est ensuite savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire. Jourdan, Marthe et leurs voisins deviennent acteurs de leur propre vie et décident d’être heureux : « nous sommes sous les branches fleuries du ciel » (page112). « ne plus être tracassé par le désir de gagner » (page 160). « Le monde se trompe (…). Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi ». (page 165). « Au fond, être joyeux, c’est être simple ». (Page 269)

    En ce sens on peut dire que Giono était un visionnaire, comme s’il savait ce que le monde allait devenir, un monde désincarné, desséché, aseptisé ; rappelons que le roman a été écrit en 1935. Lire Giono en 2015, c’est constater sa lucidité. Page 316, un long passage décrit ce que plante Jourdan. Uniquement ce dont il a besoin : « Autour de la Jourdane poussait tout ce qui était nécessaire à la vie » ; du blé ; des fleurs ; il y a une source ; donc un potager ; et du lin parce que c’est bleu ; et du chanvre ; et donc Jourdan construit un métier à tisser …

    « Il faudrait que la joie soit paisible. Il faudrait que la joie soit une chose habituelle et tout à fait paisible, et tranquille, et non pas batailleuse et passionnée. Car moi je ne dis pas que c’est de la joie quand on rit ou quand on chante, ou même quand le plaisir qu’on a vous dépasse le corps. Je dis qu’on est dans la joie quand tous les gestes habituels sont des gestes de joie, quand c’est une joie de travailler pour sa nourriture. Quand on est dans une nature qu’on apprécie et qu’on aime, quand chaque jour, à tous les moments, à toutes les minutes tout est facile et paisible » (page 351).

    Oh, quel bonheur de lire Giono cet été !