Dans le port de la Seyne, un bateau est jaune. Ce matin, là, le soleil le fixe tout particulièrement. C’est un beau jaune, un peu jaune d’or pâle. Pas canari ; plutôt poussin. Doux, en fait. Il fait penser au petit pan de mur jaune de la vue de Delft dont parle Proust.
A moins d’une heure de là, on croise une dame au chandail du même jaune moelleux porté sur un chemisier blanc. Et on repense au tableau.
Sur l’heure de midi, les stores jaunes de l’endroit où on travaille sont baissés. Mais ils sont trop vifs pour entrer dans le souvenir du tableau.
Plus tard encore, des feuilles jaunes sont posées sur une table. C’est un jaune terne, celui du brouillon.
On se languit de pouvoir se plonger dans la contemplation du tableau, quand on sera rentrée, tout à l’heure.
Enfin on prend la route du retour. Au coin du port, le bateau jaune est bien là, posé sagement sur l’eau calme. La fin du jour endort la teinte d’or, mais ne l’assombrit pas.
Une fois posés sac, clés, et dossiers, une fois caressés les chats, on attrape en haut de l’étagère un livre qu’on aime bien. On sait exactement où est la reproduction du tableau de Vermeer, Vue de Delft. C’est un livre qu’on a depuis longtemps. Quelques reproductions sont collées sur quelques pages du livre.
Pourquoi Vermeer a-t-il peint ce tableau tout entier, et non pas seulement le pan de mur ? Il doit y avoir des textes là-dessus, sur le tableau, sur Vermeer, sur Proust et le tableau ; on ne les a jamais lus. On a simplement, depuis toujours qu’on connait ce tableau, regardé cette vue tranquille comme on voudrait que la vie soit : la femme dont le tablier s’accorde avec les toits ; les bateaux qui se reposent ; le vent léger qui fait friser la surface de l’eau ; les nuages de toutes teintes comme un ciel sait le faire ; et le soleil qui s’adresse à ce pan de mur, comme si c’était là qu’en Hollande, on pouvait comprendre ce qu’est le Sud.
MOISSONNER / Bonheur du jour quotidien - Page 248
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Le fil jaune.
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Bonheur du Jour
Maintenant, on s’arrête à l’embarcadère de Tamaris, car il est désormais inutile d’aller jusqu’au bout de la route, de tourner à droite puis à gauche puis encore à droite, pour arriver quelque part.
Là, on est au milieu de ce qui fut le chemin qu’on prenait quotidiennement. Il y a un petit quai. On va jusqu’au bout. On reste là. On regarde.
C’est immense, tout devant. Impossible d’enlacer ce paysage. On n’enlace plus, d’ailleurs. Impossible de prendre dans les mains un nuage ou un filet de vent ; même l’eau coule entre les doigts. On a les mains vides, d’ailleurs. On est simplement posée ; seulement posée. Les bras ballants. Peut-être même voudrait-on cesser de respirer. On le fait, d’ailleurs.
Puis, trois oiseaux passent dans le ciel, se pourchassant en piaillant comme le feraient des enfants dans une cour d’école.
Puis, l’eau clapote contre les rochers et offre son chant délicieux.
Puis, tendant les bras comme on le ferait dans un lieu obscur pour se guider, on rencontre Mozart et on se chante dans la tête l’Adagio du concerto n°23.
On est vivant pour écouter Mozart. Il nous permet le flot des larmes tout autant que le torrent des rires. Mais il nous rappelle surtout qu’il ne faut pas être la proie du désespoir.