Prendre dans ses bras quelqu’un qui a du chagrin, serrer très fort, bercer doucement.
Lire à la lueur d’une lampe de poche un soir de panne de courant.
S’inscrire au concours municipal « Jardins et balcons fleuris ».
Donner un exemplaire du Journal d’une seconde vie à la bibliothèque de l’hôpital qu’on connait bien.
Recevoir du courrier tous les jours, dont une très belle carte représentant un chat aux yeux bleus qui accompagne un poème.
Rester un moment sur la plage de l’Estagnol, et penser à la vie qu’on a reçu en legs.
Jouer à faire « Ainsi font font font les petites marionnettes » avec un bébé qui rit aux éclats en frappant dans ses petites mains.
Brosser les chats.
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Un printemps avec George Eliot : Dorothea Brooke existe vraiment.
Les très grands romans sont ceux qui racontent des histoires dont on finit par croire qu’elles ont vraiment eu lieu. Il en est de même pour les grands personnages de ces grands romans écrits par de grands écrivains : bien qu’on sache, au début du livre, qu’ils sont inventés, au fur et à mesure de la lecture, ils s’incarnent totalement. Par leurs aventures, certes, mais surtout par leurs états d’âme, leurs fragilités, leurs forces, leurs défauts, leurs erreurs et leurs victoires, ils s’humanisent progressivement et deviennent de réels compagnons. Après la lecture, le compagnonnage se poursuit : on peut parler d’eux comme si on les avait rencontrés en chair et en os ; à des moments particuliers, on se souvient d’eux parce qu’on vit soi-même ou quelqu’un d’autre, une situation identique à celle qui les a abattus ou qui, au contraire, les a fait grandir.
Ainsi de Dorothea Brooke, un des personnages clés de Middlemarch, de George Eliot. Elle est merveilleusement idéaliste et veut vivre intensément en se mettant au service de grandes causes. Pas de juste milieu pour elle ; pas d’eau tiède. Voilà pourquoi elle épouse un homme érudit qui prépare depuis des années l’écriture du livre qui bouleversera le monde. Elle veut être de cette aventure et elle fonce car elle doit donner du sens à sa vie. Elle devient une épouse parfaite, particulièrement attentionnée, commence à apprendre le grec et le latin, … jusqu’au jour où elle se rend compte qu’elle a épousé un égoïste qui n’a pas du tout l’intention de l’associer à son œuvre, œuvre dont on sait depuis le début du roman qu’elle est plus qu’improbable.
C’est au milieu du roman que ses yeux se décillent. Elle se rend compte qu’elle s’est trompée. Elle mesure qui est cet homme à qui elle a lié sa vie tout autant que son propre aveuglement.
Enfin ! se dit-on. Car depuis le début, bien sûr, lecteur avisé, on avait bien tout compris avant elle ! On participe à son combat intérieur quand elle est accablée par sa découverte ; on l’encourage : « Défends-toi ! Ne te laisse pas faire ! » Hélas, elle voit son mari qui monte l’escalier, il a l’air chagrin, fatigué, et elle a pitié de lui. « Oh, le pauvre, comme il doit être malheureux, en fait », se dit-elle certainement. Elle lui prend la main et lui redonne une deuxième chance. Le lecteur avisé est furieux contre elle mais…. il se souvient avoir rencontré plusieurs Dorothea, de ces hommes ou de ces femmes qui, dans une relation, finissent par s’oublier eux-mêmes, qui veulent tellement bien faire, qui espèrent tellement être irréprochables. Lucide sur ce que son mari pense d’elle, elle va continuer encore à tenter de le convaincre qu’elle est quelqu’un de bien.
Et ce qui est formidable dans Middlemarch, c’est qu’au milieu du roman, alors qu’on connait déjà la fin puisqu’on a l’a déjà lue, on marche encore et on voudrait immédiatement aller voir Dorothea, cette bonne copine, pour lui faire entendre raison !