Après la lecture de Que ma joie demeure, on peut se demander pourquoi Giono n’est pas plus connu, plus lu et, osons le dire, plus vénéré ; pourquoi il reste pour beaucoup d’entre nous seulement un écrivain français classique dont on a lu un roman au collège ou au lycée, le plus souvent Regain ; pourquoi il n’est pas dans le top dix des écrivains « nature writing » comme en édite Gallmeister, ni dans celui des hérauts de la sobriété heureuse chère à Pierre Rahbi…
On peut lire Que ma joie demeure au premier niveau. Voilà encore une histoire de paysans. Leur vie est dure. Peu à peu, leur terre aride va devenir féconde et produire tant et plus ; pas seulement du blé, mais aussi des fleurs. Les animaux s’installent dans l’histoire et y jouent un rôle à part entière : un cerf, puis des biches, et des faons ; des juments et un étalon ; sans oublier les oiseaux. Le lyrisme de Giono en impose dans de nombreux passages ; le repas du dimanche, le premier que les voisins prennent tous ensemble (chapitre VII) ; les semences (pages 245 et suivantes) ; Il y en a tant…
Pourtant, on ne saurait réduire l’œuvre de Giono à cette lecture « agricole », quasi naïve. Non non, Giono, ce n’est pas celui qui décrit la vie paysanne avec utopie. Il est tout à fait lucide : il parle de la faiblesse des hommes, des difficultés à accepter le partage et la différence, l’incapacité de certains à se décentrer d’eux-mêmes ; il reconnaît que la vie est dure, celle des paysans (pas trop de sentimentalisme dans leur vie) ; il sait dire l’ennui, la douleur, la vieillesse, la solitude. Il n’oublie pas non plus la mort : Silve est mort, et Aurore décide, à la fin du roman, de ne pas aller plus loin.
C’est peut-être parce qu’on a lu Que ma joie demeure avec Bach en fond sonore qu’on a bien senti combien ce livre est un guide pour comprendre ce qu’est la joie. Bien sûr, la magnifique cantate BWV 147, à laquelle le titre fait référence : quand Bobi décide d’aller chercher des biches pour le cerf, quelqu’un lui demande pourquoi et il répond : « C’est fait pour le grand profit. C’est fait, mon vieux pour que notre joie demeure » (page 168). Pour accompagner l’exaltation de la joie naissante, il y eut aussi les concertos brandebourgeois. Bach…. Giono aimait la musique. Beaucoup. Il commandait des disques et quand il les recevait, il les écoutait avec vénération, il s’en nourrissait. Le livre est rempli de cadence, d’unisson (page 156). C’est beau.
Oui, c’est un livre magnifique. Il fait frémir de plaisir car on aime cette certitude que la vie, ce n’est pas faire pour faire, mais pour donner du sens, pour être rassasié. Le mot plénitude manque peut-être d’incarnation pour qualifier la philosophie de Giono : le mot rassasiement paraît plus proche … Ou encore le mot satiété... Les prochaines lectures permettront de préciser tout cela, certainement. Chercher les mots justes...
Au départ de l’histoire, Jourdan et Marthe sont des êtres mornes. Ils se lèvent le matin sans projet, mais non pas sans travail : ils accomplissent leurs tâches d’une façon mécanique. Bref, ils s’ennuient. Et ils le savent. Ils sont tout à fait conscients de leur situation. Autour d’eux, tout est monotone, comme les sillons si droits que Jourdan trace au moment où il rencontre un feu-follet, Bobi qui va lui montrer où est la joie. Il apprend d’abord à Jourdan, puis à Marthe, et à tous les autres personnages, à mettre un terme à une angoisse existentielle qui est bien celle de notre monde : être affairé en permanence sans jamais se sentir repus, être dans l’attente, sentir en soi une béance atroce. Page 228, un joli dialogue entre Bobi et Jourdan :
« Jourdan s’était assis au bord du seuil juste en face du couchant.
« Je n’avais jamais vu l’automne, dit-il.
Ce n’est pourtant pas le premier.
Je n’avais jamais eu le temps ».
Bobi les aide à mettre un terme à leur inquiétude : « L’inquiétude. Toujours attendre. Toujours vouloir, avoir peur de ce qu’on a, vouloir ce qu’on n’a pas. L’avoir, et puis tout de suite avoir peur que ça parte. ». (page 208).
Cette joie, comment se manifeste-t-elle ? Et bien c’est tout d’abord faire des choses inutiles, comme planter des narcisses rien que pour le plaisir de les voir fleurir ; c’est jeter devant la maison un sac de blé qu’on garde au cas où, attendre que les oiseaux viennent et se réjouir de les voir picorer ; c’est inviter les voisins pour la première fois et partager un repas du dimanche ; c’est apprendre à nommer les étoiles du ciel.
C’est ensuite savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire. Jourdan, Marthe et leurs voisins deviennent acteurs de leur propre vie et décident d’être heureux : « nous sommes sous les branches fleuries du ciel » (page112). « ne plus être tracassé par le désir de gagner » (page 160). « Le monde se trompe (…). Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi ». (page 165). « Au fond, être joyeux, c’est être simple ». (Page 269)
En ce sens on peut dire que Giono était un visionnaire, comme s’il savait ce que le monde allait devenir, un monde désincarné, desséché, aseptisé ; rappelons que le roman a été écrit en 1935. Lire Giono en 2015, c’est constater sa lucidité. Page 316, un long passage décrit ce que plante Jourdan. Uniquement ce dont il a besoin : « Autour de la Jourdane poussait tout ce qui était nécessaire à la vie » ; du blé ; des fleurs ; il y a une source ; donc un potager ; et du lin parce que c’est bleu ; et du chanvre ; et donc Jourdan construit un métier à tisser …
« Il faudrait que la joie soit paisible. Il faudrait que la joie soit une chose habituelle et tout à fait paisible, et tranquille, et non pas batailleuse et passionnée. Car moi je ne dis pas que c’est de la joie quand on rit ou quand on chante, ou même quand le plaisir qu’on a vous dépasse le corps. Je dis qu’on est dans la joie quand tous les gestes habituels sont des gestes de joie, quand c’est une joie de travailler pour sa nourriture. Quand on est dans une nature qu’on apprécie et qu’on aime, quand chaque jour, à tous les moments, à toutes les minutes tout est facile et paisible » (page 351).
Oh, quel bonheur de lire Giono cet été !
Commentaires
mercredi , avant la fermeture estivale, je vais à la bibliothèque de ma commune: vous me donnez envie de lire Giono... belle journée à vous!
j'ai éprouvé le même plaisir à lire "Cosmos" de Michel Onfray cet été, un retour aux valeurs simples, la vie tout simplement ...
Il me faudra lire ce Giono dont je ne connais que le nom ... c'est dire combien est riche notre littérature, si riche qu'une vie ne suffit pas à tout découvrir, mais l'avenir est devant nous !
amitié .
Merci pour cette belle présentation qui donne envie de relire ce roman de Giono... Bonne journée
Des mots qui me touchent et me donnent envie de lire Giono avec ton éclairage ...
Merci.
décidément il faut que je relise Giono
Comme je suis d'accord avec vous, Giono est un baume pour l'âme et le coeur...
"Cette joie, comment se manifeste-t-elle ? Et bien c’est tout d’abord faire des choses inutiles, comme planter des narcisses rien que pour le plaisir de les voir fleurir ; c’est jeter devant la maison un sac de blé qu’on garde au cas où, attendre que les oiseaux viennent et se réjouir de les voir picorer ; c’est inviter les voisins pour la première fois et partager un repas du dimanche ; c’est apprendre à nommer les étoiles du ciel. "
On dirait un billet de Bonheur du Jour ! :-)
Merci pour ce superbe rappel !
Tu m'as motivée, je le prévois pour le mois d'août !
J'ai beaucoup oublié de ce livre, mais pas l'enchantement qu'il m'a procurée quand je l'ai lu.
Pour vous, cette phrase notée ce matin : "On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même, un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses." (Marcel Proust) La sagesse ou la joie.
Il y a longtemps que je n'ai pas lu cet auteur, cela me tente de le relire.
sur votre conseil, je suis en train de lire (avec délectation) Jean le Bleu :-)
et j'ai relu avec grand plaisir Regain, qui m'avait déjà beaucoup plu il y a ... 20 ans?
La lecture de votre billet ce matin me remplit de joie et de bonheur, je suis complètement d'accord avec vous, Giono fait partie des auteurs qui laissent une trace profonde à qui lit son oeuvre, bien sûr on croit avoir oublié avec le temps qui passe, mais non il suffit de redécouvrir son univers pour comprendre qu'il a laissé son empreinte, il a peut-être influencé certains de nos choix quand on a eu la chance de le découvrir très jeune. Mille mercis d'avoir eu cette belle initiative de passer l'été avec Giono, gageons que l'été enfuit, certains de ses livres resterons à portée de main pour continuer à nous nourrir pour longtemps. Nous n'en sommes pas là..... encore beaucoup de jours pour lire ou relire et faire découvrir autour de nous cet auteur magnifique. Amitiés.
Je l'ai déjà dit ici, je connais mal Giono dont j'ai lu peu de livres. Mais chacun m'a laissé un souvenir puissant. Cela fait partie de ces lectures que l'on oublie pas et qui "nourrissent"...
Il a en effet une écriture unique, magnifique, si poétique et imagée....il a été pacifiste pendant la guerre... ceci explique peut-être cela....
Quel plaisir de lire votre billet, ce livre que j'ai lu il y a très peu de mois m'a enchanté au sens fort du terme
La lecture de Giono est un bonheur renouvelé à chaque roman.
Pourquoi n'est il pas plus lu ? peut être l'attrait beaucoup trop fort pour la nouveauté ou l'ailleurs alors que Giono offre cela à chaque roman
J'aime beaucoup le nature writing américain mais pour moi on est dans la même veine si ce n'est que Giono à une palette beaucoup plus large
Grâce à vous, nous allons être plusieurs à lire ou relire Giono prochainement. Je crois que nous avons l'habitude de négliger nos vrais grands auteurs, Les écolos et les décroissants d'aujourd'hui pourraient tout-à-faire le remettre au goût du jour.
Comment ne pas avoir envie de lire Giono après ça ?...
Merci et belle journée ! :)
Beaucoup de poésie chez ce grand auteur que vous sublimez si bien!
Un livre qui semble tellement intéressant!!! C'est à lire! Gros bisou et bon lundi dans la joie!
Ces extraits sont de toute beauté. Je vais trouver ce livre. Merci Bonheur du jour pour ce très beau billet. Lire Giono doit faire le plus grand bien!
Je te souhaite "d'être dans la joie" comme Jean Giono, Bonheur du Jour. D'ailleurs, tu l'es, sinon écrirais-tu ce beau billet? :)
Lorraine
Je ne connais pas Gioto, je ne suis pas française, mais je peux dire que cela passe trop souvent qu'on oublie des grandes classiques, qui restens caches par des aautres de "plus" grandes et qu'en voyant la vulgarité de nos jours on a envie de les lire.
Pardon c'est Giono!
Grande envie de le relire! Vous en parlez si bien...
Belle soirée!
Ces livres furent à mon adolescence des découvertes extra ordinaires. Maintenant que je suis près de la vieillesse, je devrai les relire. Bises et merci de nous y inciter.
Merci. Je vais donc me replonger dans Giono. J'ai eu la même impression lorsque j'ai relu Georges Sand. Ma fille qui ne l'a découverte qu'à 30 ans, m'avait dit " tu ne m'avais pas dit comme c'était d'une grande finesse psychologique et avant gardiste pour la cause des femmes, etc..." Eh non! À 15 ans on ne voit pas tout cela!
Bonjour... Merci pour ce partage.
Bises, bonne semaine
"Que ma joie demeure" a été pour moi un grand et inoubliable moment de lecture. Un de ces romans qu'on n'oublie pas et dont l'émotion qu'il a procurée reste toujours dans un coin du cœur. L'écriture de Giono me "parle" vraiment. Elle est unique et fait vibrer ce que nous avons de plus beau, de plus proche de la nature, celle qui nous entoure, et notre nature d'humains aussi. Avec toutes les nuances de la vie qui peuvent aller du plus merveilleux au plus tragique. Je comprends tout à fait ce que tu as pu ressentir devant ce livre.
Giono est pour moi un auteur inépuisable , autant de fois on s'y replonge , autant de fois on revit de nouvelles émotions.
Vous ne nous avez pas habitués à de longs billets, merci en tous cas pour celui-ci !
Vous donnez envie d'accompagner Giono, peut-être pas que le temps d'un lecture, avec son regard lucide sur ce qui arrive au monde compliqué.
La joie, c'est apprendre à nommer les étoiles du ciel...oh que oui !
Merci pour cette belle page de vie.
¸¸.•*¨*• ☆
J'espère qu'il y aura une vague de Giono cet été! Je suis tombée récemment dans un autre livre sur une citation tirée de ce roman de Giono, et puis le titre, quel titre évoquant Bach, en effet! Mais pas toutde suite, ce giono là n'est pas à ma bibli toute proche.