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SE SOUVENIR / L'antan - Page 12

  • L’antan : trier les lentilles.

    C’est une richesse, d’avoir des souvenirs. Oh, parfois, ils sont bien incomplets, on ne retrouve plus la trace d’un pourquoi, d’un comment, ou d’un qui et d’un quoi, voire d’un quand exactement. Ils aident pourtant bien souvent à mieux comprendre le quotidien du jour – même s’il ne faut pas y attacher trop d’importance.
    Ainsi, des lentilles et de leur tri et de la façon dont on occupait les enfants avant, sans se préoccuper toujours du côté culturel de leurs activités.
    C’était un temps de grandes évidences. Il y avait le jour du petit salé aux lentilles; donc, on triait les lentilles ; il y avait celui de la blanquette de veau, et on était envoyé chez le primeur prendre un citron ; ou le jour de la langue de bœuf, et on devait couper les échalotes en tous petits morceaux. Etc.
    Les lentilles, brunes ou vertes ?, avaient été ramenées de chez l’épicier dont l’entrée du magasin était ornée de grands sacs de jute dans lesquels on se servait. Le souvenir du contenant a disparu : on devait certainement les ramener dans des pochettes en papier. On en versait un peu dans une assiette creuse. On triait. C’était impératif, sinon, on risquait de se casser une dent. Et longtemps on a cru que les lentilles poussaient dans la terre, comme les pommes de terre ou les carottes ou les poireaux, puisqu’elles nous arrivaient mêlées aux cailloux. Rusés, ces cailloux : minuscules…. On les enlevait, on les mettait de côté, on transvasait les lentilles triées dans la passoire. Et ainsi de suite.
    Aujourd’hui, au magasin, de grands réservoirs en plastique permettent de se servir au poids, ce qui est tendance, paraît-il, ce qui ravit des tas de jeunes personnes qui clament haut et fort les vertus des petites graines. Serviront-elles une langue de bœuf à midi ?


  • L’antan : réciter sa récitation.

    C’était à peu près vers 19H le moment où on pouvait enfin réciter la récitation. Peut-être parce qu’enfin on la connaissait par cœur, ou bien parce que c’était simplement l’heure : tout le monde était rentré du travail, la table était mise, la soupe chauffait sur la cuisinière. On arrivait dans la cuisine, le cahier à la main et on disait :
    - Tu peux me faire réciter.
    Etait-ce : « Tu peux me faire réciter ? », question. Ou : « Tu peux me faire réciter.» Affirmation. En y réfléchissant, c’était plutôt une affirmation car on se souvient bien qu’il n’y avait pas d’alternative au moment où on rendait des comptes sur les devoirs.
    Le cahier dans une main, la cuillère en bois dans l’autre pour continuer à touiller la tambouille, on lui récitait la récitation. Mais parfois, on se trompait, on bafouillait, on hésitait, et il fallait qu’on nous souffle. Aïe. Si cela arrivait plusieurs fois, la mélopée se déclenchait :
    - Non mais dit donc, tu ne connais pas ta récitation et tu viens là comme si tu la connaissais ?
    On ne devait pas répondre. C’était une fausse question.
    - Non mais dit donc, tu n’as pas honte ? Si tu continues, tu iras en pension.
    - Non mais dit donc, c’est pas bien : tu le sais que moi, je ne suis pas allée à l’école. Et que j’aurais bien aimé y aller, moi, à l’école, hein ? Si tu continues, tu vas voir, on va t’envoyer travailler, et tu verras.
    - Non mais dit donc, tu n’es pas capable d’apprendre cette poésie de Maurice Carême ? Tu n’as rien eu à faire de la journée, à part aller à l’école !
    - Non mais dit donc, elle est pourtant facile, j’en suis sûre, cette poésie de Maurice Carême !
    Si on osait répondre : « C’est pas Maurice Carême »… aïe aïe aïe :
    - Que ce soit Maurice Carême, Emile Verhaeren ou un autre, tu devrais avoir honte (encore) d’y mettre aussi peu de cœur. Si tu continues, ça va aller mal pour toi. Et souviens-toi, aussi, que ta grand-mère ne savait ni lire ni écrire ! Si elle savait ça, tiens…
    Le moment devient solennel car le cahier est posé sur la table de la cuisine. Il est là, au milieu, comme un objet sacré. De ses deux mains, elle le tient, bien à plat. De ses yeux, elle lit le poème.
    - Victor Hugo… Tu vois, moi, je ne suis pas allée à l’école, parce qu’on n’avait pas le sou, et puis c’était la guerre, mais je sais qui c’est, Victor Hugo.
    Du fond de la salle à manger, une voix grave s’élève au-dessus du journal :
    - Il est au Panthéon, Victor Hugo ! Si tu continues comme ça, toi, c’est en prison que tu vas aller !
    Elle reprend, après avoir éteint d’un coup sec le gaz sous la soupe, car le moment est grave. Elle est fatiguée. Elle s’est levée tôt. Elle a tenu sa maison. Elle a préparé les vêtements de tout le monde. Elle est partie au travail en laissant sa maison propre au cas où on devrait rentrer inopinément dans la journée, accompagné d’étrangers.
    - Je t’écoute.

    On est debout près de la table. On met les mains derrière le dos :

    Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne
    Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
    J’irai par la forêt, j’irai par la montagne,
    Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

    Je marcherai les yeux fixés dans mes pensées,
    Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
    Seul inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
    Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

    Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
    Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
    Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
    Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.