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Bonheur du jour - Page 846

  • Les pages du ciel.

    Lundi. Matin. Un ciel qui aurait pu attirer l’attention de Turner, car il est bien jaune là où le soleil se lève.
    Mardi. Soir. Au début de la plage de Bonnegrâce, les galets gris se reflètent encore dans l’eau. Mais au bout, ils sont sagement endormis et la mer a cessé de brasiller : elle se détourne de la berge et va, loin, très loin, s’étirer dans le sillon du soleil. Pour habituer les yeux à l’obscurité prochaine, des nuages plus sombres que la mer mais plus clairs que la nuit s’étalent dans un sens puis dans un autre, comme un peintre fait aller et venir son pinceau pour recouvrir tout le haut de sa toile.
    Mercredi. Matin. Tamaris. Entre la mer et le ciel, des violets multiples. Des nuages à foison : des plats, des ronds, des larges, des effilochés, des bourgeonnants, des tout proche, des tout loin. On pourrait piocher dans les noms savants dont on se souvient – cumulonimbus, cirrus, cumulus – mais on ne sait plus trop qui est qui dans ce vaste univers. Sont-ils en train de se disputer la place ? En cette saison, de ce côté-ci de la corniche, il y a toujours des nuages dans le ciel, le matin. Mais quand vient la belle saison, l’azur est impeccablement repassé.
    Jeudi. Nuit. Lune ronde dans ce Bleu de Prusse incomparable. On avait appris enfant que cette lumière autour d’elle s’appelait un « halo ». C’est un des mots qu’on préfère encore.
    Vendredi. Ceux qui, parmi les nuages, s’effilochent le plus, ce sont les cirrus. Ils sont hauts. Lointains. Indifférents peut-être. Statiques aujourd’hui : on les observe un long moment puis on leur préfère le souvenir du nuage en forme de coussin bien moelleux qui coiffait le Coudon la veille.
    Samedi. Ciel d’un matin plus tardif. Tout est en place : l’azur, le soleil. Pas de nuages. Sans doute en fin d’après-midi précèderont-ils l’allumage de la Lune : elle est souvent là, en fait, quand il fait jour, quasi-translucide pour plus de discrétion.

  • La première marche.

    La chambre est sobrement meublée. Il n’y a rien ici que l’essentiel. Un lit, un chevet surmonté d’une lampe en cuivre, une table et une chaise. Sur la table un livre, un carnet, un stylo, et comme on n’a pas pensé à prendre un réveil en partant et qu’on ne porte jamais de montre, on ne sait pas l’heure qu’il est. Ce n’est pas grave, car l’important n’est pas de savoir l’heure qu’il est sur un cadran.
    C’est le temps de la pause, dans ce lieu tellement silencieux qu’on s’en voudrait de faire du bruit : on se déplace sur la pointe des pieds quand on ne reste pas au petit bureau qui donne sur la colline ensoleillée.
    C’est l’heure du silence.
    C’est l’heure d’un temps de réflexion.
    C’est l’heure où on fait le point.
    C’est l’heure où on vient laisser le corps et l’esprit tourneboulés se remettre à l’endroit, comme des sillages de mer quand, à la fin du jour, cessent les traversées des bateaux affairés.
    Pendant des instants qu’on ne peut donc mesurer puisque la pendule est ailleurs, on se prend à penser à tout ce qu’on n’a pas fait, ainsi qu’à toute la kyrielle de ce qu’on aurait dû faire, pu faire, éviter de faire, penser à faire. Cela dure.
    Puis, on se souvient de la petite source qu’on a en soi. On la connait bien. Déjà, par le passé, elle avait gelé au fond de l’âme car on l’avait laissée en friche. A cet instant précis, cette première pensée la réchauffe et la première goutte fraie son chemin, comme cela doit se faire dans les flancs des montagnes quand l’eau se prépare à devenir un fleuve : elle avance, toujours et toujours, en dépit d’un rocher ou d’un autre caillou lui barrant la route ; peu lui chaut : qu’est-ce que cela lui coûte de se détourner, de revenir en arrière peut-être, de rallonger la course, car est inné en elle le désir du jour.
    Constantin Cavafis a écrit un poème qui s’intitule La première marche. Il y met en scène Théocrite qui reçoit la plainte d’un jeune poète. Il lui répond : « Même si tu n’es parvenu que sur la première marche, il faut en éprouver du bonheur et de la fierté. »
    La source avance. On la laisse faire avec joie, et cette joie lui plait tant qu’elle se met à chanter déjà dans les plis du cœur. Elle va jaillir et suivre son chemin au long cours. L’air sera doux à son abord.